PP. 3-4
« C’est comme une prière : vous me parlez comme mon Dieu me parle. Derrière le carreau des vastes absences. À travers les distances, les nuits et les jours sans nombre. Vous me faites des signes, de grands gestes désespérés. Vous êtes muette. Vous ne connaissez pas d’autre mot. Vous n’avez d’autre langage que celui de la vie. Vous êtes là comme je suis là. Vous êtes tout ce qui n’existe pas. Tout ce qui tremble ce soir sans que rien ne bouge autour de moi. Vous êtes ce qui vient sans bruit. Dans les angles, au plafond, les recoins oubliés, le bois sombre de la table. Dans le jour qui lentement s’éteint. La chaise et la commode qui s’éloignent sous les ombres. Les longues attentes. Le ciel pâle, le ciel noir.
Vous n’êtes rien. Vous êtes tout. Ces vagues mouvements à la surface des choses, ces tremblements imperceptibles du temps qui s’en va puis revient. Vous êtes cette faiblesse ce soir. Alors que tout a disparu – la table et la chaise et que me porte la pointe d’un infime secret.
Vous effleurez l’envers de mes chairs. Votre visage est froid et lointain. Et pourtant si proche.
Dans le silence de mes nuits, ce sont des lèvres qui remuent sans voix. Je distingue comme des doigts qui dansent, et lancent des appels que je ne sais plus déchiffrer.
Parfois j’approche de l’oreille la grande conque d’azur. J’entends des chuchotis comme la mer dans le creux des coquillages. Je redeviens cet enfant. Un enfant de l’ailleurs.
Je reste ainsi des heures, dans cette immobilité bleue au-dessus des choses qui passent. Des heures. Un instant qui roule comme un caillou et résonne longtemps après sa chute. Lumière qui doucement se déplace. Du cœur d’azur au cœur de la chambre. Du cœur de la chambre au creux du fauteuil, où mes mains se joignent comme on referme un livre.
Chaque jour j’ouvre le même ouvrage. Je soulève les feuilles, j’écarte les airs. Sans la froisser, je détache la fine lueur qui s’est déposée sur les lignes. Chaque matin, la fenêtre d’une lettrine d’or. Chaque soir, le point tremblant des horizons. Les soupirs de tout ce qui n’a pas été dit, de tout ce qui n’a pas été entendu. Un volume se referme sans plus comprendre.
Chaque saison la même page revient m’apprendre un mot nouveau.
Mes crépuscules traversent les couloirs de ma grande maison briarde sans toucher le sol, circulent d’une pièce à l’autre entre mes doigts, sous mon front – amples, lointains, les airs viennent mourir comme la vague du soir, plus lente, plus douce, le large assagi sur le sable de mes mains. [...] »
PP. 63-64
« Vous portez la solitude en vous, comme un couteau. Immanquablement, sûrement. Vous affûtez vos nerfs à cette solitude.
De vos mains élégantes d’orgueil, belles pour vous-même et non pour le corps d’autres, établir la symétrie vaine d’un château de cartes, l’architecture désuète et cyniquement fragile de cette construction de carton. Inapte aux intempéries. Inlassablement, recommencer à chaque éboulement.
De vos mains désespérément rageuses. S’étonner d’apprendre quelque chose de ce recommencement déraisonnable, sans fin. Être deux : un leurre. Elaborer votre lucidité, avoir mal d’être, c’est être seul, non ?
De vos mains élégantes vêtues de peau, élaguées par le souci incessant des ruines, mémoire tragique de l’échec, vous bâtissez. Utilisant jusqu’à la lie, l’obstination farouche des bâtisseurs de cathédrales, vous refaites ce qui se défait. Mue par la rage d’aller. Jusqu’au bout. De faites en défaites. Parce qu’il y a toujours le doute. Et vous regardez cette douleur de vous se tordre dans l’espoir des malles. Se convulsionner salement. Impudiquement. Vous osez espérer...
Non, vous n’y croyez pas. Finalement.
Seules peut-être vos mains. Et l’encre. Vous, malignement lucide, lucidement folle, vous riez de l’entêtement de vos mains.
Le château de carte s’affale. Comme les autres que vous recommencez. Avec une régularité de métronome. À chaque instant, tous les ans, toutes les décennies, à chaque quart de vie. Vous ne savez pas, vous êtes... sans temps.
Seules, subsistent très belles, vos mains dans leur œuvre d’écriture ininterrompue. Marbrées de l’impossibilité de leur tâche. Tachées du marbre de l’impossible. Avides de finition, enragées dans leur but. Vos mains en prolongement visible de votre visage et de votre liberté. [...] »
P. 69
« Vous voyez, Nathalie, nous sommes moins seuls que nous l’imaginons. Nous sommes si peu seuls qu’un des vrais problèmes de cette vie est de trouver notre place dans les présences environnantes – écarter les morts sans les froisser, demander aux vivants ce rien de solitude nécessaire pour respirer. »
Texte : Philippe Pichon, Déjeuner sur l'herbe avec Nathalie Rheims, Sans crispation éditions, 2024.
Illustration : Iren Mihaylova, L'amour sans visage, 2024, acrylique sur toile, couverture de Déjeuner sur l'herbe, Sans crispation éditions, 2024.
Tous droits réservés.
Pour découvrir plus sur le roman de Philippe Pichon, rendez-vous sur les pages du numéro 1 de Peau Électrique.
Pour découvrir le travail de peinture et les dessins d'Iren Mihaylova, rendez-vous sur les pages du numéro 0 de la revue Peau Électrique en version papier et dans la galerie « L'Univers Visuel » de notre site.
Philippe Pichon est né en 1969. Romancier intermittent, essayiste turbulent, poète prolixe et fervent contre avant-gardiste, il est également devenu sur le tard critique littéraire. Il compte une petite trentaine d’ouvrages à son actif (dont quinze recueils de poèmes et de versets). Révélé au public par un de ses livres aux Éditions Flammarion, son document-témoignage Journal d’un flic (Flammarion, 2007), c'est sans doute l’un des meilleurs écrivains d’une époque (on ne sait pas laquelle), bien que seuls quelques-uns semblent en avoir réellement conscience. Parmi ses derniers titres, on retiendra la trilogie de fragments
parue chez Prolégomènes, Aux basaltes de l’âge, L’Éphémère en héritage en 2021,
et La joue pas rasée de la solitude en 2022.
Lauréat de quelques prix littéraires, notamment pour Ombre close (Les Presses
Littéraires, 1999), son premier recueil de poèmes, et pour Cieux défunts, ciels défaits
(Douro, 2023), il serait apparemment du genre à refuser la Légion d’honneur.
Ce qui nous passionne chez Philippe Pichon, c’est le grand paradoxe qu’il porte qui
entre ce qu’il dit du cadre et ce qu’il en fait, notamment dans son dernier roman,
Déjeuner sur l’herbe avec Nathalie Rheims, paru aux Éditions Sans Crispation.
Ce qu’il en dit s’y inscrit à la perfection, ce qu’il en fait, s’en détourne délicieusement.
En dehors de la littérature, il est amateur de bon pinard et vit pleinement (peut-être
trop) le bonheur que lui procurent ses voisines surtout si elles sont brunes. Dormir
debout sous une bonne couette est donc devenu pour lui un compromis acceptable.
À l’intérieur de Philippe Pichon, il y a aussi une bonhomie bien à lui qui rend sa
fréquentation agréable aux salons du livre si vous croisez son regard et l’écoutez
parler.
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