« L’utopie ne signifie pas l’irréalisable, mais l’irréalisé. »
– l’Utopie
Sophie Jeanne-Fleur habitait 50 rue Saint-Jacques Lefèbvre à deux arrêts du RER de la ville de Cergy. Elle allait au lycée d’Asnières et rendait visite à sa tante à Cergy Préfecture chaque dimanche matin avec sa mère et son petit frère Nicolas.
Sophie Jeanne-Fleur avait d’excellentes notes à l’école et ses professeurs, émerveillés par ses connaissances étendues sur plusieurs sujets, notamment en géographie et en histoire mondiales, n’arrivaient jamais à percer le mystère de ses sources secrètes de connaissance.
Des capitales mondiales qu’elle faisait découvrir à travers ses récits de voyages et parmi lesquels on retrouverait Madrid, orné de plumes d’oiseaux sur lesquels se suspendaient des guirlandes d’oranges ; Londres, avec ses hauts ponts fleuris d’où on pouvait observer les eaux profondes de la Tamise se mouvementer sous l’aube, et jusqu’au Danube qui séparait, selon Sophie, Budapest en deux « royaumes », avec une architecture à la fois classique et contemporaine.
Ah ! tous ces monuments emblématiques que Sophie décrivait... Car, oui, elle avait accompli de grands exploits et était prête à les réinventer en toute circonstance – retrouver les ponts londoniens à portée de main – à Paris, à Pontoise, à Asnières, là-même, où ils n’existaient pas et ne pourraient, sans doute, jamais exister…
Or, Sophie, n’était que très peu préoccupée par ces faits. Elle avait une grande passion pour le dessin et l’architecture et passait son temps libre à dessiner, son grand carnet saturé de croquis dans les mains, assisse paisiblement devant l’un des immenses bâtiments haussmanniens autour de l’Opéra. Crayon en main, s’acharnait-elle – avec le zèle d’une architecte passionnée –à reproduire le plus exactement possible les détails qu’elle avait observés sur les maquettes du quartier de l’Opéra au Musée d’Orsay. Des « croquis parisiens » qui lui servaient de point de départ dans son observation, certes ; or, il ne s’agissait nullement pour Sophie de mettre en œuvre ce qu’elle voyait, connaissait déjà. Ce qu’elle désirait le plus, c’était de voir ce qui n’existait plus, ce qui était devenu invisible. Telle une archéologue qui, en faisant des fouilles, cherchait à mettre à nu la matière morte et reconstruire l’image d’un objet disparu à partir des traces restantes, et cici en connaissance de cause, sans jamais pouvoir reconstruire la chose exacte.
Ainsi, dimanche matin, le jour avant la rentrée, lorsque la mère de Sophie lui demanda d’aller au marché de Cergy pour faire quelques courses, la jeune fille fut saisie par un émoi étrange et profond. Certes, il ne s’agissait pas d’une visite d’une capitale mondiale, d’un village pittoresque de la campagne, d’une balade au bord de la mer à Douville ou à Honfleur, et encore moins de la découverte de ruines, telles qu’on voit à Pompéi ou à Rome. Toujours était-il qu’il se dévoilait devant elle une opportunité de vivre une expérience inédite. Car même si la ville de Cergy se trouvait à deux arrêts du RER et à côté de laquelle elle passait chaque dimanche matin pour se rendre chez sa tante à Cergy Prefecture, cela ne lui avait jamais traversé l’esprit de s’y intéresser. Comment l’imagination de Sophie, dont la curiosité s’étendait des toits de la rue Saint-Jacques Lefèbvre jusqu’aux colonnes de la Vaticane, pouvait ne pas être ravivée lorsqu'une nouvelle possibilité d’exploration se présentait, de façon si subite et surtout le dernier jour des vacances, le jour avant la rentrée ?
Tout pouvait s’attendre de Sophie Jeanne-Fleur, sauf, faillir à l’appel impérieux de l’aventure.
Ainsi, lorsque Sophie descendit à la gare de Cergy Saint-Christophe, en serrant son carnet vert entre les bras, il était midi moins dix. Il faisait froid, mais elle transpirait péniblement sous sa doudoune que sa mère lui avait enfilée.
La jeune fille jeta un regard précipité sur sa montre. Elle se rendit compte qu’il lui restait peu de temps avant la fermeture du marché. Sophie ne voulait pas s’opposer aux indications que sa mère lui avait données : « De la maison au marché et du marché directement à la maison ». Or, c’était le mot « directement » qui posait un problème et qui opposait l’injonction de sa mère à sa nature d’aventurière. Que faire, se demandait Sophie, serrée dans les bras d’un inavouable envie de fantaisies, certes déplaisant, mais tout aussi exaltant et qui, faisait galoper son cœur à une vitesse époustouflante ?
Une fois sortie de la gare, une horloge impressionnante par sa taille se dressait devant elle au milieu d’une grande place. Une sorte d’édifice en métal rustique, dont les énormes aiguilles tournaient en émanant des bruits stridents, ce qui la fascinait et angoissait et elle ne pouvait pas s’empêcher d’y fixer son regard stupéfait.
De prime abord, l’horloge lui rappela l’Eglise de Saint-Christophe de Cergy. Il ne s’agissait nullement d’une ressemblance architecturale, pensait-elle, mais plutôt de leur caractère commun – quelque chose dans la façon dont celles-ci étaient faites et qui ne répondait pas à ce qui était attendu d'une cathédrale ou d’une horloge.
En regardant de près, la grande aiguille silencieuse tournait à peine, alors que, la plus petite, d’une couleur rouge, roulait autour de son orbite à une vitesse rythmée. Mais Sophie avait l’impression que ce rythme ne cessait pas d’accélérer.
En face d’elle, quelques 10 mètres plus loin, en bas de l’édifice rustique qui soutenait l’horloge, les passagers se croisaient précipités. Or ; sans se regarder, certains jetaient des regards brusques vers l’horloge pour vérifier l’heure. D’autres fixaient leurs portables des yeux, comme Sophie avait fixé l’horloge tout à l’heure – inquiète et gênée, souhaitant à tout prix que le rythme s’accélère, jusqu’à ce que les aiguilles sortent de leur orbite et que le temps – frénétique, répétitif, impénétrable – s’arrête.
Sophie secoua la tête comme pour chasser des pensées fortement désagréables. Un désir à la fois étrange et familier prenait le dessus et la perturbait au plus profond de cette partie en elle qu’elle méconnaissait.
Prise dans un émoi profond, Sophie s’éloigna de la gare au plus vite et se halta devant un arrêt de bus dont la carte indiquait le chemin vers un endroit qui lui a vite semblé central – l'Île Astronomique. Elle savait que c’était là qu’elle voulait aller, que c’était sa destination finale. Il semblait qu’en traversant le marché et poursuivant le chemin, elle allait tomber directement là-bas, devant les grands lacs de Cergy et la forêt qui les entourait.
– Recherchez-vous un endroit précis ? Je pourrais vous aider, je suis d’ici.
La réflexion de Sophie fut brusquement interrompue par la voix basse de quelqu’un d’à côté.
– Bonjour, je vous en remercie. Je pense que cela devrait aller... Enfin, je viens ici pour la première fois, pour le marché, mais je souhaite visiter l’Île Astronomique.
– Ah oui, je vois ! C’est une excellente idée. Cependant, il me semble que l’accès est restreint.
– Ah bon ? Comment le savez-vous ?
– Je travaille sur un projet de restitution du plan originel de la ville... Enfin, je travaillais...
– Ah ! Plan originel ?
– Oui, vous pourriez l’approcher au plus près pour le voir si vous le souhaitez, sans pour autant pouvoir le voir, dit le Monsieur en tournant sa tête à gauche pour vérifier si le bus qui venait de s’arrêter, n’était pas celui qu’il attendait.
– Je crains que ça soit mon bus, veuillez m’excuser...
– Attendez ! Que vouliez-vous dire par : « Sans pour autant pouvoir le voir » ???
– Ah cela, dit-il en riant, je suis certain que vous trouverez. Il suffit d’imaginer ce que vous auriez voulu voir, ce à quoi vous vous attendiez.
Sophie était perplexe. Elle voulait imaginer ce qu’elle aurait voulu voir mais ceci était impossible. Elle pouvait qu’imaginer ce à quoi cela aurait pu, ou ce à quoi cela pourrait ressembler, mais cela ne suffirait pas pour l’entrevoir.
Pour autant, fallait-il encore imaginer pour aller plus loin...
Sophie accéléra sa marche. Le froid piquait ses joues et son front et elle souhaitait plus que tout s’abriter sous la couverture chaude et agréable de son lit.
À ce moment précis, Sophie ne voulait plus être philosophe, ni plus être géographe, ni même continuer à réinventer le monde, le modeler à la façon qui lui semblait juste. N’était-ce pas une activité bien trop douloureuse, bien trop ingrate ? La réalité n’était pas ce à quoi le fantasme invitait. Or, une partie de Sophie ne voulait rien entendre – « I must » (« Je dois »), insistait-elle. Elle devait continuer sa marche, malgré les indications de sa mère : « De la maison au marché et du marché directement à la maison ». Car Sophie ne pouvait pas oublier que sa préoccupation principale était de s’assurer que l’Île Astronomique qu’elle venait de découvrir sur la carte n’avait jamais existé, qu’à une époque, les lacs de Cergy n’étaient pas décorés d’arbres en harmonie parfaite comme sur le plan ; que l’île, elle-même, n’avait pas émergé de façon incompréhensible du fond insondable des lacs que son œil faible ne pourrait jamais saisir.
Le grand géographe allait-il réussir à dénouer ce mystère, à dénoncer le mensonge ? Valeur sûre – c’était à Sophie d’y remédier.
Au bout d’une vingtaine minutes de marche, Sophie se halta brusquement, empêchée dans son avancement par une balustrade. Surprise de découvrir que le chemin venait de s’interrompre, à tel point était-elle consumée par ses pensées. Une grande plaine se dévoilait maintenant devant son regard stupéfait. Un lac immense s’étendait jusqu’aux bords de la forêt, se conformant à l’horizon, or, sans jamais le toucher. Une brume épaisse, gênant la vue et la respiration, était tombée et s’étalait sinistrement sur les sièges des bancs vides, englobant les toits des maisons. Tout, tout dormait, chaque feuille d’arbre, chaque noisette tombée par terre et chaque charbonnière.
Sophie demeura, regard – fixé loin, dans une tentative veine de percer l’étendue du ciel.
À ce moment exact, quelques 2000 mètres plus loin, devant la gare, en bas de l’édifice rustique qui soutenait l’horloge, des passagers se croisaient précipités, en échangeant des mouvements brusques dans l’air tremblant ; Or, sans qu’ils puissent se toucher, leurs gestes et regards, qui se levaient vers l’horloge pour vérifier l’heure, ne pouvaient pas se croiser et seules les aiguilles croisées marquaient l’arrêt des nuages.
Au même moment, les éclats d’un rose pourpre se sont reflétés sur la surface d’une flaque d’eau, comme ils se reflétaient sur les feuilles paisibles, immobiles, flottant sur le lac de l’Ile Astronomique.
Soudainement, une goutte d’eau tomba sur le lac et inonda la flaque d’eau. Sophie se sursauta brusquement. La nuit était tombée.
Entre deux respirations, des gouttes inondèrent le pavé et leur rythme – silencieux, saccadé et irrégulier réverbéra dans les pas des passants, transposé dans la cacophonie des voix qui se taisaient, reprenaient, se mélangeaient et jusqu’à se substituer l’une à l’autre.
Sophie tendit subrepticement les mains vers ses premières impressions et puis les deuxièmes, les troisièmes et les quatrièmes qui se succédaient. Toutes ces images qui s’évitaient les unes les autres, se remplissaient et se vidaient d’elles-mêmes et jusqu’à lui échapper complétement, la rendait confuse et l’effrayaient.
Prise dans les affres d’une terrible angoisse, du temps qui passe, de la nuit tombée, Sophie fut envahie par l’urgence de nommer les choses, les images que cette ville lui évoquait, lui trouver un nom approprié qui la représenterait mieux – pas ce qu’elle était ou n’était pas, mais ce qu’elle n’aurait pas dû être – angoissante, haletante, complètement livrée à elle-même. Ville du philosophe Christophe Chronos qui attendait à l’arrêt du bus ; de la brume qui tombait et inondait le paysage jusqu’à effacer les visages des passagers et où le désir était incapable de remédier au manque de désir. Ville de l’île déserte, des reflets de l’horloge dans les flaques d’eau, de chaque passant se mirant dans l’image de celui d’à côté – identique – sous les cloches des cymbales qui sonnaient à chaque heure des retrouvailles incomplètes.
Lorsque Sophie retourna à la gare, le marché était encore ouvert, l’eau dérobait des pots d’acacia devant l’entrée et elle ne put s’empêcher de penser que le temps s’était arrêté - la brume s’étalait tout aussi péniblement, enveloppant chaque trottoir, comme chaque banc et chaque fleur d’acacia.
« Rien n’avait changé », constata-t-elle.
Or, au fond d’elle, dans cette partie incontournable qu’elle méconnaissait, une chose était modifiée – elle avait compris.
Texte : « À contre-temps », Iren Mihaylova, nouvelle, 2021-2023 ;
Illustration : Lumen e amore, monochromatique, Iren Mihaylova, acrylique sur toile, 2023.
Pour découvrir plus de textes et d'illustrations d'Iren Mihaylova, rendez-vous sur les pages du premier numéro de la revue Peau Electrique en format papier.
Pour découvrir le travail de peinture d'Iren Mihaylova, rendez-vous sur le site, dans la section « L'Univers Visuel ».
Iren Mihaylova est poète, écrivaine, peintre et psychanalyste. Elle écrit en français et en bulgare. Elle est l'autrice de cinq recueils de poésie. Elle publie aussi en revue (Arpa, À l’index, Phoenix, Florilège, Traction-Brabant, Fragile, Rien de précis, etc.). Elle est aussi illustratrice de poésie et de romans pour d’autres médias numériques et des livres (Les Haleurs éditions, Sans crispation éditions, Peau Électrique, Bibliothèque Bulgarie éditions, Revue Nouveaux Délits, Revue Essence (bg), Revue hélas !, Les cosaques des frontières éditions, Encres Vives éditions, etc.). Elle est également l'autrice d'un roman dit poétique, intitulé Lettres à mon Autre (2024).
Publications d'Iren Mihaylova :
- Tirer les ombres (Sans crispation éditions, 2023) ;
- En tirant les ombres – réadaptation de Tirer les ombres en bulgare,
(Bibliothèque Bulgarie, avril, 2024 – avec le soutien du Ministère de la culture bulgare) ;
- Sans fond de lumière (Encres Vives, mai, 2024) ;
- Ciel de ma mémoire (L'Appeau'strophe Éditions, juin, 2024) ;
- Cosmogonie de la Perte (Sans crispation éditions, septembre, 2025).
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