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Comme de juste – Fabien Sanchez – extrait de roman

Dernière mise à jour : 9 avr.



Le pinot noir aidant, à 1h36, depuis son canapé d’angle, il s'est vu foncer de nuit en Chevrolet Corvette cabriolet vert cascade de 1956, vers l'Italie, l’autoradio à plein régime.

Dans la place du mort, il y avait, Juliette, qui ne jurait que par la beauté de son corps corseté de fureur. Il fallait la voir s’époumoner sur Girl’s night out, en contractant son corps autour de sa fièvre.

Mais en lieu et place, il se prépara un thé, et fuma en regardant la télé. Il avait presque cinquante ans. Et au fond, tout allait pour le mieux, il se pardonna ce moment de faiblesse, sa cuirasse n'avait pas fait le poids face au souvenir, tanné comme le cuir de la jupe de Juliette, mais aussi la signature hairstyle de ses cheveux noirs avec des racines néon, et ses éclats de rire immatures qui découlaient d’un caractère trop léger, au pire sens que l’on pouvait donner à ce terme.

À 2h41, il voulut appeler Alexandra, courtière fortunée, croqueuse de corps et de dot, patchwork littéraire de plusieurs personnages féminins allant de Lady Brett à Emma Bovary, qui aimait à se définir comme une femme ordinaire, mais avec plusieurs identités, et dans le cœur de chacune, bien recélés, des secrets, messieurs, et à foison !

Agée d’un peu plus de cinquante ans, cette femme semblait ne jamais se lasser d’être en lutte. Signe de vitalité ou stigmate névrotique ? Dans un cas comme dans l’autre, pas deux sous de sagesse, non - l’argent courrait plutôt au café.

La lutte avait laissé des traces, fragiles, surtout les cernes sous les yeux, jumelées avec des pattes d'oie. Alexandra avait offert une seconde jeunesse au trench-coat, comme jadis Fanny Ardant dans La Femme d’à côté. Son goût immodéré pour Bataille et Artaud, qu’il comprenait mal, son appétence dans la vie pour les tordus qu’elle préférait à ceux qui se croyaient tordants, comme elle le faisait souvent observer, avec peu d’aménité et sans malice, voilà par-dessus tout ce qui la chiffonnait chez elle, et qu’il aimait, somme toute, en dernier aveu. 

Mais il ne composa pas son numéro, et s’octroya à la place une promenade solitaire le long du Boulevard Gambetta qu’il arpentait parfois avec son ami alcoolique Patrick, et ce fut comme un désert de bitume, traversé de concert par quelques silhouettes retirées en elles-mêmes, ou arrachées à ce retrait, un chassé-croisé combatif de voitures, sous un vent plaintif, peu avant l’aube.

Un taxi, enfin, direction Saint Michel.

Les quais de Seine, la fatigue, la cendre environnante du petit matin, les cafés et les bouquinistes fermés, tout ça était moins bien que d’être couché et de dormir à poings fermés, au lieu qu’ils soient serrés dans les poches du blouson, manière de résister à la fraicheur mais aussi à la froideur que lui inspirait les alentours.

Une jeune fille vomissait près de la fontaine Saint Michel, entourée de deux garçons patibulaires, elle gémissait, sous la représentation sculpturale de la lutte du Bien contre le Mal que livrait l'archange Michel, le chef de la milice céleste qui terrassait le diable, entouré de ses chimères et de ses dragons ailés.



Où en était-il sur le chemin de sa vie, de cette promenade dans les émois ? A l’expression qui enseigne que quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage, il avait envie de répondre ceci : quand on veut tuer sa rage, on nie qu’elle avait du chien.

Il rentra chez lui, et sans pleurer, bouffi d’orgueil blessé, il observa longuement la flamme du cierge qu’il avait volé à l’église, puis il alluma son téléviseur et tomba sur A bout de souffle. Jean Pierre Melville qui campait le rôle d’un écrivain interrogé à l’aérodrome d’Orly, faisait cette réponse à la question que lui posait l’héroïne Patricia Franchini sur la nature de ses projets : « Devenir immortel, et puis mourir ».

Il trouva ça du plus bel effet, et s’endormit.

Au réveil, hélas, il n’était pas midi. Levé encore trop tôt, hélas.

 

Ce qui est irréel, mais non irréalisable, à la condition de bricoler comme de juste, et si possible talentueusement, dans l’impermanence, est de vouloir punir le réel.

Un tempérament littéraire, un chevalier blanc du lyrisme sait faire ça très bien. Un temps.

À rebours de ce chemin, c’est le châtiment !

Fatigué, trop de réel sur les mains, certains implorent enfin de n’en plus subir aucun.

Moi-même je suis devenu cet enfant truqué dans une cour d’école uniquement peuplée d’adultes fâcheux, et qui composent avec leur propre compagnie, ou plutôt, je le dis tout bas, se décomposent : haut et fort pour les vindicatifs, ceux qui prêtent au réel une nature de gueuloir, ravis de leur écho.

Il ne s’agit plus d’être profond par insécurité, ni léger par pudeur, mais vrai, par fatigue. 

Du moins le peut-on croire. Ha ha.

Le temps fait tout à l’affaire, il repasse les plats, et la mort n’est pas seule à relever les copies, comme si certaines passions ne fermaient jamais boutique. Et si tout sentiment est un Lazare qui ressort du tombeau ou un rocher qui se lasse de ce que Sisyphe le ramasse, c’est qu’il faut bien qu’il se fasse à son éternelle jeunesse.

Si les sentiments ne sont pas toujours les payeurs, ils se pourrait qu’on les paye.

Affaire à suivre. Toujours.

 

Texte : Fabien Sanchez

Dessin 1 : Jacques Cauda

Dessin 2 : Khalid El Morabethi


Pour découvrir plus de textes de Fabien Sanchez et de textes et d'illustrations de Jacques Cauda et de Khalid El Morabethi, rendez-vous sur les pages du premier numéro de la revue Peau Electrique en format papier.


Pour découvrir le travail de peinture de Jacques Cauda et les dessins de Khalid El Morabethi, rendez-vous sur notre site, dans la section « L'Univers Visuel ».




Fabien Sanchez est un écrivain publié aux éditions La Dragonne (romans, nouvelles, poésie). Il se lance actuellement dans l’écriture de scénarios pour le cinéma.


Bibliographie non exhaustive :

  • Les illusions des vivants, éd. Tarmac, 2019 (poésie)

  • Un train est passé, éd. La dragonne, 2018 (roman)

  • Dans le spleen et la mémoire, éd. Les carnets du dessert lune, 2016 (poésie)

  • Jours de gloire, éd. Al Manar, 2016 (roman)

  • Le sourire des évadés, éd. La dragonne, 2014 (roman)

  • J’ai glissé sur le monde avec effort, éd. La dragonne, 2012 (poésie)

  • Ceux qui ne sont pas en mer, éd. La dragonne, 2009 (nouvelles)

  • Chérie, nous allons gagner ce soir, éd. La dragonne, 2006 (nouvelles)

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