Les nacres rouges de Margot – Sarah Mostrel et Iren Mihaylova – prose et images
- peaueleclabo
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Dernière mise à jour : il y a 1 jour

Les nacres rouges de Margot
Margot s’éteignit sur le canapé viennois en velours rouge côtelé, aux coussins vert kaki aux dessins de paon. Elle était recouverte uniquement par un plaid brodé à la main, devant l’œil appliqué du jeune Hyacinthe, pinceau à la main. Ses grands yeux noirs d’amande, ronds au milieu et allongés sur les bords, contrastaient parfaitement avec sa peau blanche, légèrement rosée. Avec ses cheveux noirs et brillants, ses lèvres pulpeuses légèrement entre-ouvertes, son ventre rond, sculpté à la taille et ses pieds délicats aux bracelets et bagues d’or, posés sur le rebord d’un tabouret en Jacquard, elle représentait déjà une œuvre d’art à part entière.

Hyacinthe, quant à lui, était grand, svelte et blond, au regard perçant et froid, les mains et les bras longs et charnus. Il peignait vite, à grands coups de pinceaux, en mélangeant la peinture directement au pinceau, empressé dans son élan de capter l’énergie du modèle vivant, inquiet par le temps qui passe. Jeune étudiant en école d’art à Paris, il ne pouvait pas se permettre le luxe de dessiner de modèles vivants régulièrement et venait dans l’atelier de son oncle, peintre renommé, une fois par mois, afin de peindre Margot qui acceptait de poser pour lui pour une raison qui paressait obscure même aux yeux de son oncle qui connaissait la nature délicate mais capricieuse de la jeune femme. Ce fait était d’autant plus étrange et surprenant en vue qu’il n’était absolument pas en mesure de lui payer des poses privées. Ce n’était pas non plus le talent d’Hyacinthe qui inspirait la jeune femme car elle avait l’habitude de poser pour des peintres reconnus, à de rares occasions pour ceux qui l’étaient moins, ou pas de tout mais qui se démarquaient certainement pat leur talent, une patte et une énergie indéniables, mués par un élan créateur ou une subjectivité invraisemblable qui animaient la toile. D’autre part, il ne lui manquait pas non plus des opportunités pour travailler, étant très sollicitée. Tout cela considérée, elle continuait à venir régulièrement et scrupuleusement à l’atelier chaque vendredi soir à 20 h15 et poser pour Hyacinthe pendant 3 heures dans la pose que celui-ci choisissait, exigeante ou coûteuse soit-elle, et ne réclamait pas les pauses attendues qui lui étaient dues afin de ne pas l’interrompre. Et on ne pouvait pas dire que ce dévouement de la part de la jeune femme fut lié à un élan créateur qu’Hyacinthe dégageait puisque l’expression de son visage et de son geste ne changeaient jamais. En effet, il bougeait à peine et scrutait Margot, soit avec une totale indifférence, soit avec l’œil critique ou clinique d’un médecin qui examinait le corps d’une malade.
Mais Margot n’en était pas pour le moindre gênée. Elle s’appliquait au jeu avec le zèle d’une comédienne digne de la Comédie Française, et incarnait tantôt un regard distrait et nonchalant comme pour imiter son adversaire de jeu, tantôt un regard désolé et déchiré, le corps abandonné sur le canapé, les bras et les mains jetés derrière son corps comme si elle vacillait entre un dernier désespoir et la mort.
Hyacinthe n’en était ni impressionné, ni touché et Margot continuait à voltiger parmi les émotions humaines, les poses et les gestes avec ses mains délicates qui caressaient l’abime – l’espace qui les séparait, sans jamais pouvoir le percer, détruire, émincer cette ligne fine de séparation entre Hyacinthe et le sensible qui persistait. Une chose ne changeait jamais – un collier de nacres rouges que Margot portait à chaque fois, soit en collier, en bracelet, ou bien, en diadème et qu’elle lâchait bruyamment à la fin de chaque pose dans une assiette en cristal sur la commode à côté, dont le son retentissait comme une pluie ou un tonnerre, et qu’elle reprenait et ajustait en début de chaque pose. Et pour autant, indépendamment de la façon et de l’esthétique dans laquelle Margot employait les nacres brillantes, Hyacinthe ne les paginait jamais et elles scintillaient sous la lumière orangée du lampadaire de mille feux, se reflétant les unes dans le miroir des autres, leur image s’éteignant et se rallumant sans cesse. Ni Margot, ni les nacres n’existaient pour Hyacinthe et pourtant la vie qu’elles dégageaient sembler être là pour faire appel à lui discrètement, même si celui-ci ne semblait pas s’y intéresser.
Margot ne s’offusquait et ne se fatiguait jamais. Elle savait que le moment n’était tout simplement pas venu et qu’Hyacinthe devait peindre une beauté froide et parfaite autant de fois qu’il le souhaitait et dont il en avait besoin avant de pouvoir l’appréhender.
Margot savait que la vie ne pouvait pas s’imiter et admirait secrètement le peintre de sa conduite, qu’elle interprétait comme une compréhension de sa part qu’il n’en valait pas la peine d’essayer de s’y atteler. Margot avait compris aussi. Il suffisait d’arrêter de regarder pour voir.
...
Le vendredi suivant lorsque Margot se rendit à l’atelier à 20h15 comme d’habitude, la pièce était vide et sombre. Les lumières orangées du plafond étaient éteintes, le chauffage aussi. Il semblait que la bouilloire électrique qui servait à préparer le thé et le café n’avait pas été utilisée ce jour. Seule une lampe d’à point mijotait et éclairait un coin de la pièce.
Le chevalet en bois massif sur lequel Hyacinthe travaillait était recouvert du plaid en velours rouge et un pot de pinceaux reposait dans le recoin gauche. Une fine couche d’eau colorée s’y était formée et planait au-dessus du liquide marécageux. La peinture à l’huile sur la palette était sèche. Personne n’avait donc peint depuis une semaine.
Margot ressentit une angoissante étrangeté l’étreindre. Quelque chose de pas ordinaire trônait. Elle approcha avec hésitation vers le chevalet et resta plantée devant lui quelques instants, n’osant pas s’approcher davantage, caressant du bout des doigts le plaid en velours légèrement éclairé. Puis, d’un geste brusque et précipité elle attrapa la matière satinée avec ses petites doigts brillants et la tira vers le bas où elle tomba lourdement en retentissant. Là, au milieu de la toile accomplie qu’à moitié, au centre d’un panier brillant, scintillaient les nacres de son collier rouge qu’un seul rayon de soleil éclairait.
Deux jours plus tard Margot appris que Hyacinthe était mort.
Texte : « Les nacres rouges de Margot », nouvelle d'Iren Mihaylova
Illustrations : deux peintures de Sarah Mostrel : Nous serons si heureux et Le timide (pastel).
© Tous droits réservés au laboratoire de création contemporaine Peau Électrique
Pour découvrir le travail de poésie d'Iren Mihaylova, rendez-vous sur les pages du numéro 1 de Peau Électrique.
Pour découvrir le travail de peinture et de photographie de Sarah Mostrel, rendez-vous dans la galerie « L'Univers Visuel » de notre site.

Iren Mihaylova est une poétesse, romancière, peintre, pianiste-interprète, psychanalyste et psychologue clinicienne qui demeure et travaille à Paris.
Elle écrit en français et en bulgare et traduit des poètes bulgares en français. Elle est cocréatrice, éditrice et illustratrice de la revue et espace de création contemporaine Peau Electrique. Elle est l’autrice de 12 livres.
Elle est lauréate du Prix de Poésie Maurice Marge de l’Académie de Languedoc 2025 pour le receuil Depuis ma chère disparition.
Bibliographie :
- Tirer les ombres, recueil de poésie, Sans crispation éditions, 2023 ;
- En tirant les ombres, recueil de poésie, Bibliothèque Bulgarie, 2024 ;
- Sans fond de lumière, recueil de poésie, Encres vives éditions, 2024 ;
- Lumineux désastres, poésie d’Iren Mihaylova et Damien Paisant, Peau Électrique, 2024 ;
- Ciel de ma mémoire, recueil de poésie, L’Appeau’Strophe éditions, 2024 ;
- Paraboles sur le cœur, livre d’art et de poésie, Poésie.io., 2024 ;
- Depuis ma chère disparition, recueil de poésie, L’Echappée belle édition, 2025 ;
- Navigation intérieure, livre d’art et de pensées poétiques, Iren Mihaylova et Nathalie Straseele, 2025 ;
- Anima (Lettres à mon Autre), roman, Sans crispation éditions, 2025 ;
- Travail sur le deuil, journal d’écriture illustré par Nathalie Straseele, Peau Électrique, 2025 ;
- Ombre d'une Promesse, poésie et dessins, 2025.
- Cosmogonie de la Perte, 2026, Sans crispation éditions.
En revue : ARPA, Le Journal des poètes, À l’index, L’Intranquille, la forge, Traversées, Phoenix, Les Carnets d’Eucharis, Rien de précis, Revue Henry, Les Haleurs, Florilège, Traction-brabant, L’Accent de poche, Nouveaux délits, Fragile, Pro/prose magazine, etc...
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